|
Paris, 19 septembre 2002: Outre les fonds perçus
par les hommes d'affaires Ely Calil et Samir Traboulsi, en 1995,
après l'ère Le Floch-Prigent-Sirven, deux présidents
africains auraient reçu d'importantes sommes.
L'exploration est fructueuse, mais le gisement est-il exploitable?
Résumée à cette métaphore pétrolière,
l'enquête du juge d'instruction Renaud Van Ruymbeke sur les
commissions versées par Elf-Aquitaine au Nigeria, en 1995,
suscite autant d'incertitudes que d'inquiétudes. D'abord,
parce qu'elle évoque d'importants versements à l'étranger,
hors la période durant laquelle la compagnie était
sous le joug de Loïk Le Floch-Prigent et d'Alfred Sirven, instillant
ainsi le soupçon que les détournements reprochés
à ces derniers puissent s'être perpétués.
Ensuite, parce qu'elle dévoile une fois encore les pratiques
de l'ex-compagnie publique en Afrique, aux confins du business et
de la corruption, au grand dam de ses dirigeants actuels - ceux
du groupe TotalFinaElf, né de la fusion des trois entreprises,
en 2000. Enfin, parce qu'en dépit de ces découvertes,
les suspicions du juge ne se fondent, pour l'heure, que sur l'importance
des sommes, à l'exclusion de tout autre indice ou élément
probant.
Ignorée jusqu'ici, la saisie, lundi 16 septembre, à
Genève, par le juge suisse Daniel Devaud - chargé
du versant helvétique de l'enquête - des archives de
la SA Rivunion, filiale d'Elf vouée au paiement des commissions,
alimente cette contradiction : elle a provoqué un vent de
panique à la direction du groupe pétrolier, inquiet
de voir la liste de ses versements occultes entre les mains de la
justice; mais si elle ouvre d'innombrables pistes, elle ne permet
pas, à elle seule, de distinguer les opérations licites
de celles qui ne le seraient pas. Selon nos informations, ces archives
devraient attester le paiement, sur le seul dossier nigérian,
de six commissions distinctes, réglées entre 1991
et 1995 à des destinataires qui ne sont pas tous identifiés
- et dont le total avoisine 190 millions de dollars (183 millions
d'euros).
Avant la perquisition genevoise, le juge Van Ruymbeke avait décelé
deux versements: 60 millions de dollars, le 22 mai 1995 à
Genève, à la société écran Grutness
Ltd, dont l'ayant droit est l'intermédiaire anglo-nigérian
Ely Calil; 10 millions de dollars, le 31 mai suivant, à la
société écran Satcab Inc., au profit de l'homme
d'affaires libanais Samir Traboulsi. Ce dernier avait en outre perçu
6 millions de dollars sur la somme destinée à M. Calil,
qui avait gardé pour lui 9 millions de dollars et adressé
le solde (45 millions) à un troisième intermédiaire,
Gilbert Chagouri, industriel nigérian et homme de confiance
du dictateur Sani Abacha, alors au pouvoir à Lagos.
Des destinataires opaques
A ces commissions s'ajoutent celles, versées le même
30 mai 1995 à deux autres destinataires opaques : 10 millions
de dollars à la banque Cantrade de Zurich, au crédit
d'une société dénommée Din Pepsi; 10
autres millions sur un compte Bondparteners à la Banque cantonale
vaudoise. Dévoilés à la justice par la direction
du groupe TotalFinaElf, mardi 17 septembre, ces deux mouvements,
eux aussi en provenance de Rivunion, auraient été
présentés aux dirigeants de l'époque - sous
la présidence de Philippe Jaffré - comme "de
nature à faciliter la réalisation" des investissements
projetés par Elf au Nigeria, a indiqué à M.
Van Ruymbeke le secrétaire du conseil d'administration du
groupe, Nicolas David. Avec cette réserve : "Nous
nous réservons de nous constituer partie civile s'il devait
apparaître que la confiance d'Elf-Aquitaine a été
surprise."
Plusieurs sources - internes et externes au groupe - assurent que
ces montants visaient à rémunérer, directement
ou indirectement, les interventions, en faveur d'Elf auprès
du général Abacha, de deux présidents africains:
le Gabonais Omar Bongo et le Togolais Gnassingbè Eyadéma.
Interrogé le 10 septembre en qualité de témoin,
l'ancien directeur de l'exploration d'Elf, Frédéric
Isoard, a évoqué les "intercessions"
de ces deux dirigeants, mais en les qualifiant de "vaines"et
sans mentionner le moindre paiement. Reste alors, pour le juge Van
Ruymbeke, à éclaircir les raisons pour lesquelles
ces versements furent effectués et, dans l'hypothèse
où ils auraient alimenté les comptes des présidents
Bongo et Eyadéma, les contreparties de ces règlements.
Car les intermédiaires de ce que les dirigeants d'Elf avaient
baptisé la "filière libanaise", eux,
ne reçurent leurs millions qu'une fois le contrat nigérian
effectivement conclu, après de longs mois d'incertitudes.
Parvenu au pouvoir en novembre 1993, le général Abacha
avait d'emblée remis en cause les accords antérieurs
passés par le Nigeria avec la compagnie française.
Après l'attribution à Elf, en 1991, de 5 % d'une zone
pétrolifère exploitée par Shell, contre 500
millions de dollars (et une première commission de 50 millions
de dollars, à un bénéficiaire inconnu), le
groupe pétrolier briguait une deuxième participation
de 5 %. Négociée sous la présidence de M. Le
Floch-Prigent, cette seconde transaction, au même prix, fut
assortie du paiement, au début de 1993, d'une autre commission
équivalente, dont la destination n'est pas davantage identifiée.
Tête-à-tête
avec le dictateur
Bloquée par le dictateur, la signature finale fut subordonnée,
en 1994, à un "complément" de 50
millions de dollars (portant le prix de la participation à
550 millions), assorti d'une commission occulte de 75 millions de
dollars. Sollicité par Geneviève Gomez, alors numéro
deux d'Elf, M. Traboulsi se rapprocha d'Ely Calil, qu'il savait
introduit auprès des autorités de Lagos. Celui-ci
"activa" alors Gilbert Chagouri.
Le 15 avril 1995 à Lagos, le PDG d'Elf, Philippe Jaffré,
s'assura, au cours d'un bref tête-à-tête avec
le dictateur, "que le réseau utilisé était
le bon", a dit au juge M. Traboulsi. Mis en examen le 5
septembre pour "recel d'abus de biens sociaux",
l'intermédiaire - qui doit comparaître devant le tribunal
en novembre dans l'affaire des délits d'initiés de
la Société générale - a nié toute
redistribution ultérieure des sommes qu'il a perçues.
Interrogé à Londres, le 6 septembre, M. Calil - lui
aussi poursuivi - a affirmé n'avoir "jamais cédé
le moindre dollar sur la commission qu'-il- a encaissée dans
cette affaire". Comme M. Jaffré et Mme Gomez, il
devrait être convoqué par le juge dans le courant du
mois d'octobre.
|
|
|
|
|
|
Hervé GATTEGNO
(Le Monde)
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
REAGIR A CET ARTICLE
|
|
|
|
|
|
N.B. La rédaction garantit la confidentialité
de votre identité et votre adresse électronique,
si vous le souhaitez
|
|
|
|
|
|