Sur le continent noir, la France mène un combat d'arrière-garde
contre les "Anglo-Saxons", en oubliant que la priorité
des Africains reste l'instauration de la démocratie.
Passée presque inaperçue en France, la visite de
Robert Mugabe à Paris a soulevé un tollé en
Grande-Bretagne. Comment Jacques Chirac peut-il recevoir à
l'Elysée le président zimbabwéen au moment
où ce dernier détruit les derniers vestiges de l'Etat
de droit? s'interrogeait à l'unisson la presse britannique.
Quelques jours avant sa visite du 6 mars, le dictateur âgé
de 77 ans avait contraint au départ les derniers journalistes
indépendants et fait menacer de mort les rares juges osant
encore s'opposer à ce que "The Economist"
qualifie de "fascisme africain". Pour sa part,
"The Daily Telegraph" affirme que "le cynisme
et la vanité français sont suffocants". Le
quotidien ajoute : "Les perfides Français n'ont
pas résisté à la tentation de réduire
l'influence anglaise en Afrique."
En répliquant que cette visite avait pour seul but de faire
avancer les négociations de paix en République démocratique
du Congo (RDC), Paris n'est guère convaincant. Bien sûr,
Mugabe est un acteur majeur de la guerre qui secoue la RDC depuis
1997. Avec l'Angola, le Zimbabwe, engagé militairement, est
le plus sûr soutien du président Joseph Kabila, aux
prises avec une rébellion soutenue par le Rwanda et l'Ouganda.
Mais les Britanniques ont beau jeu de répondre qu'il n'est
pas nécessaire de recevoir Mugabe à Paris pour négocier
avec lui. Car cette visite lui a surtout permis de rompre son isolement
diplomatique.
La polémique franco-britannique montre que, malgré
les discours officiels, les anciennes rivalités restent de
mise. Officiellement, Paris et Londres ont décidé
de coopérer en matière de politique africaine depuis
le sommet de Saint-Malo, en décembre 1998. Trois mois plus
tard, Robin Cook, le ministre des Affaires étrangères
britannique, et Hubert Védrine, son homologue français,
ont effectué leur première visite conjointe au Ghana
et en Côte-d'Ivoire. D'autre part, le désastre rwandais
était censé avoir convaincu la France de renoncer
à son obsession de toujours : tailler des croupières
aux Anglo-Saxons en Afrique, les empêcher d'étendre
leur zone d'influence quel qu'en soit le prix. Cette politique ayant
conduit à soutenir à bout de bras un régime
rwandais qui préparait le génocide de 1994 mais qui
avait, selon Paris, le "mérite" de combattre
une rébellion "anglophone", liée
à l'Ouganda.
Pourtant, dans la pratique, la France a continué à
jouer ce jeu dangereux. Lorsque le Nigeria a été suspendu
du Commonwealth après la pendaison de l'écrivain Ken
Saro-Wiwa, le dictateur Sani Abacha a été invité
au sommet France-Afrique de 1996. Trop content de sortir de son
isolement, le général Abacha a aussitôt promis
de transformer le plus peuplé des pays d'Afrique "en
terre francophone". Promesse, bien entendu, totalement
irréalisable dans un pays où le système éducatif
avait été laminé par la dictature militaire.
De même, la France prend régulièrement la défense
du président libérien Charles Taylor, quand les Etats-Unis
et leurs alliés tentent de faire adopter des sanctions onusiennes
contre celui qu'ils accusent d'être le "Milosevic
de l'Afrique". En Côte-d'Ivoire aussi, Paris est
accusé de s'être longtemps opposé à l'arrivée
au pouvoir d'Alassane Ouattara, ex-directeur adjoint du Fonds monétaire
international (FMI). Selon "Le Messager" de Douala,
la France "l'accusait d'avoir commis un crime impardonnable
: être proche des Américains". Dans la guerre
de succession engagée à la mort d'Houphouët-Boigny,
en 1993, la France a soutenu Henri-Konan Bédié, un
président qui a conduit son pays au bord du gouffre, dénonce
"The Guardian" de Lagos, qui reproche à
Paris "d'être obnubilé par sa volonté
d'empêcher les Anglo-Saxons d'acquérir une influence
en Côte-d'Ivoire et ailleurs en Afrique. Pour arriver à
cette fin, La France a préféré soutenir un
homme qui n'avait pas les épaules assez larges pour diriger
la Côte-d'Ivoire."
De leur côté, les Américains n'ont pas hésité
à présenter comme des parangons de vertu des dirigeants
qui avaient pour principale qualité de s'être rangés
sous leur bannière étoilée. De l'Ougandais
Museveni au Rwandais Kagame, en passant par le Congolais Kabila,
des dictateurs se sont vus attribuer des certificats d'honorabilité
par le président Clinton.
Nul ne sait qui sortira "vainqueur" de cette lutte
d'influence entre Paris et ses rivaux anglophones. La seule certitude
est que les populations africaines sont les grandes perdantes. Pour
rester au pouvoir, les dictateurs jouent à merveille des
rivalités occidentales. Paris, Washington et Londres accordent
des blancs-seings, alors qu'il serait si facile de faire pression
sur des régimes autoritaires qui dépendent de l'aide
occidentale pour leur survie. Alors que l'économie zimbabwéenne
est en ruine, le président Mugabe, au pouvoir depuis plus
de vingt ans, n'aurait pas les moyens de résister à
une pression économique concertée. A l'heure où
la démocratie s'enracine notamment au Bénin et au
Sénégal, les autres Africains veulent, eux aussi,
chasser leurs dictateurs. La question de savoir si leurs bourreaux
s'expriment dans la langue de Shakespeare ou dans celle de Molière
leur paraît bien dérisoire. Pierre Cherruau, "Courrier
international", 15 mars 2001
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